Philippe Decrauzat
NYSTAGMUS
Du 23 septembre au 20 novembre 2011
Comme le spectateur d’un cinéma 3D, le travail de Philippe Decrauzat glisse tout en maîtrise d’une dimension à l’autre. Sous forme de peintures murales et de peintures au sol, de shaped canvas, d’installations et de jeux de lumière, on oscille entre calibrage scientifique et l’effet vibrant des lunettes bicolores rouge et bleu. Tout en embrassant la tradition abstraite léguée par le constructivisme et le suprématisme, les jeux d’illusion de l’Op Art et le minimalisme, son travail traduit un intérêt plus vaste pour les origines de l’abstraction.
L’abstraction est mise en scène, mise en espaces par des effets visuels qui happent le spectateur de manière quasi compulsive, comme une logorrhée sur les planches d’un théâtre. D’une certaine façon, Philippe Decrauzat fait aussi un constat de récupération des recherches, des codes visuels et des effets optiques de l’abstraction géométrique historique, comme ceux pratiqués par le cinéma expérimental, le graphisme ou le merchandising, souvent liés à la musique sérielle et à la scène rock. La palette restreinte à un noir-blanc obsédant combiné à des effets de couleurs précieux (par exemple le moiré de R.E.M., acrylique sur papier, 2002), les motifs simples animés de tourments optiques (spectrum tremens) témoignent de la sophistication dont ces domaines sont friands. Les échanges et interactions de ces sphères particulières enrichissent et référencent l’œuvre de Philippe Decrauzat. Tout en déstabilisant l’espace par ce vocabulaire établi, il fait appel de manière sous-jacente à des auteurs, penseurs, chercheurs – scientifiques, artistes, écrivains – dont les travaux ressourcent ses expérimentations visuelles. Sa démarche se charge ainsi de références techniques et scientifiques traitant des phénomènes optiques et autres effets visuels: stroboscopiques, psychédéliques, hypnotiques. L’expérience de l’abstraction devient une expérience physique et psychique, une expérience de transformation de la perception proche des manipulations cinématographiques, où l’espace de l’œuvre se voit dilaté jusqu’à la troisième dimension et même jusqu’au vertige.
Ses installations et travaux all over indiquent par ailleurs un esprit de montage, ne serait-ce que par leur rejet instinctif du vide et leur attrait simultané pour ce dernier. Cet esprit se double à la fois du déplacement des spectateurs, dont la perception sensorielle est en perte de repères, et du mouvement suggéré par l’environnement, participant ainsi d’un art de la déambulation tant pour l’œil que pour la pensée.
Pour l’un de ses films Screen O Scope (16 mm, noir et blanc, 2010), Philippe Decrauzat a sélectionné, découpé et permuté le matériel cinématographique de Rashomon d’Akira Kurosawa. Les séquences choisies sont remontées et entraînent le regard dans une spirale syncopée et hypnotique. L’absence de narration laisse le spectateur dans une unique excitation rétinienne intense, quasi sonore. Entre flashes solarisés et plages noires, Screen O Scope ne se réduit pas pour autant à un simple film abstrait. Le regard saisit des échappées dans un paysage diffracté: un soleil blanc perce le défilement sombre des arbres, des nuages et crée de fortes alternances d’ombre et de lumière, le film devient une pure projection, un rythme implacable et sans fin, qui se transforme en une sensation inquiétante; fantôme de l’origine de ces images.
Loin d’être figées par l’imprimé, les images qui constituent le livre Trois films photographiés – A Change of Speed, a Change of Style, a Change of Scene – After Birds – Screen O Scope, issues des photographies de projections de ces trois films, ont été triées, retenues ou rejetées, mélangées pour être remontées en 18 cahiers de 16 pages pour former un livre de 288 pages. Ces 18 cahiers seront à leur tour redistribués dans chacun des 400 livres selon un système de répartition aléatoire.
Chaque livre proposera un montage particulier et unique, un autre rythme de page en page, de cahier en cahier, des plages plus calmes à des ruptures plus franches, de paysages noirs à des spots de lumière blanche, de fort contrastes à des ciels gris, comme autant de partitions et d’histoires sous-jacentes.
Des films au livre en passant par le NYSTAGMUS de trois dessins exposés, recto-verso, positif-négatif, noir-blanc, comme une nouvelle excitation rétinienne en écho aux syncopes optiques/aux effets stroboscopiques de la pellicule qui serait prolongée par les assemblages du livre, comme pour desserrer l’étau de la géométrie quitter l’hystérie du Nystagmus pour la ligne plus subtile du récit.