Vernissage, jeudi 14 mars 2024, de 18h à 21h (Nuit des Bains)
Quelques monotypes, deux sérigraphies et un multiple
Afin d’essayer de percer les significations que cache le titre de cette exposition, Encore trop, quelques citations de John Armleder rencontrées dans le catalogue récent d’une autre exposition, collective, dont il a été le concepteur, It Never Ends. John M. Armleder & Guests, (Kanal – Centre Pompidou, Bruxelles, septembre 2020). Des titres de ces deux expositions, nous pouvons déduire une perception du temps et de l’espace qui se distancie du définitif. Armleder laisse les propositions, les circonstances et le contexte influencer ses choix : « Je travaille toujours en fonction de la logique de l’endroit et des personnes qui m’invitent […] »1 Nous retrouvons ici une philosophie très seventies, horizontale, de la délégation, où l’existence même de l’œuvre serait partagée entre tous, dans une interaction sans limites, ouverte, pour laquelle les modalités de production, les espaces d’exposition et finalement le spectateur font entièrement partie du processus de création. Et dans le même catalogue, cette phrase choisie comme titre d’une exposition au Museion de Bolzano en 2018 : « Plus ça change, plus c’est la même chose. »2
Un constat qui fait parfaitement écho aux circonstances de l’exposition Encore trop au Centre d’édition, plus de 30 ans après notre première collaboration, en 1992. À l’époque, nous avions édité une série de 21 gravures (eaux-fortes et monotypes) toutes uniques, proposant une déclinaison de plusieurs types d’impressions : surfaces monochromes résultant de l’encrage d’une plaque sablée industriellement, drippings d’acide qui, une fois imprimées, se transformaient en coulures colorées, ou plus simplement colifichets ou paillettes directement jetés sur la plaque avant d’être écrasés et pris dans le papier sous la pression du rouleau de la presse. Commentaire de l’époque (extrait du communiqué de presse de l’exposition) : « La gravure offre à John Armleder la liberté d’utiliser plusieurs fois les mêmes « motifs » sans n’avoir rien à faire – ou presque. À l’inverse de la pratique classique qui permet, grâce à une plaque, de reproduire la même gravure à plusieurs exemplaires, John Armleder part de quatre matrices traitées différemment afin d’obtenir un ensemble de gravures toutes dissemblables. Il peut ainsi choisir diverses combinaisons – superpositions, renversements, encrages de couleur. Aucun système n’est préétabli, les décisions se prennent en fonction des circonstances, des défauts et des réussites de chaque tirage. John Armleder retrouve cette liberté de choix où il peut osciller entre gravure et effets picturaux, entre abstraction libre et géométrie, entre nécessaire et relatif, entre style et non-style, entre autocritique et distanciation. »3
Oui, tout change et rien ne change. Les monotypes présentés aujourd’hui au Centre d’édition contemporaine rappellent ceux produits en 1992 : gravures uniques, déclinées en série, où tout est conservé, tel quel. Dans la série Shady Place for Sunny People (2024), trois grandes feuilles présentent des coulures et quatre grands papiers de protection, presque totalement blancs, gardent uniquement, sur les bords, les traces de couleurs résiduelles, en fait de simples débordements résultant de la pression d’un système de poids qui a permis le transfert sur le papier des encres projetées précédemment par l’artiste sur de grandes plaques de plexiglas. Ces taches, stylisées, devenues un motif récurrent dans l’œuvre d’Armleder, font aussiécho aux Splashes sérigraphiés pour cette nouvelle édition, en doré ou en argenté, sur deux jeux de feuilles, roses ou jaunes, marouflées sur un cartonnage, initialement produites pour une édition de 1979, un leporello intitulé Lézards sauvages IIa/ « égouttés », dont plusieurs exemplaires n’avaient pas été reliés. Sur chaque volet de ce dépliant était reproduit un peigne, entier ou cassé, trouvé dans les rues de Genève. Cette récolte avait été pour Armleder l’occasion d’une promenade désinvolte, la rencontre inopinée avec un objet déjà existant ; en bref, une performance, le temps d’un déplacement, et une forme toute faite, une grille, abstraite, conséquence du hasard, donnant lieu à la série.
Notre nouvelle édition garde le même titre, en poursuivant la numérotation commencée en 1979, Lézards sauvages III et IV, (1979) 2024. La récupération d’un matériel vieux de plus de 40 ans suggère un écrasement du temps, entre nostalgie et renouveau, un cycle de création, en continu, entre récupération et autocitation, qui échappe à la linéarité et à la finalité de la rétrospective, brouillant les pistes de la datation, de l’archivage et de la conservation, préférant « le point-virgule, la virgule au point. »4
Quant à la métaphore du peigne, au-delà du ready-made de Duchamp ou de la tresse iconique d’Armleder, portée de manière immuable et sans pause, elle pourrait nous rappeler la notion d’écart, entre les dents du peigne, entre les cheveux séparés, regroupés, mis en forme, comme la philosophie de l’écart et du pas de côté, chère au collectif d’artistes Ecart, fondé dans les années 1970, par Armleder et deux amis, Claude Rychner et Patrick Lucchini. On pourrait aussi imaginer le peigne comme un pinceau simplifié : l’un et l’autre « peignent »… Peindre, mais pas vraiment, peindre comme peigner, d’un geste distancé, ironique, loin de l’expression et du pathos, une forme de peinture mécanisée, misant sur l’aléatoire du dripping et la mécanique du transfert. Mais n’allons pas trop loin dans la recherche de métaphores, artistiques ou linguistiques, Armleder préférant pour sa part rester à distance du texte et de l’analyse : « Dans mon travail, je suis plutôt pour l’évacuation du texte et des contraintes de compréhension. »5
Pour Armleder, disons simplement qu’il y a un rapport d’équivalence puisque la récolte des peignes et les feuilles imprimées pour le leporello de 1979, non-utilisées et récupérées, forment aujourd’hui le fond de nos deux sérigraphies, Lézards Sauvages III et IV, (1979) 2024. À ces différentes étapes, Armleder en ajoute encore une : l’édition d’un multiple, un peigne gravé, Encore trop, comme un retour à l’objet réel car pour lui : « […] l’art n’est pas singulier, il ne sert absolument à rien, l’art est seulement inévitable. »6
Véronique Bacchetta, mars 2023
John Armleder est né à Genève en 1948, où il vit et travaille. Son travail a été présenté dans le cadre de nombreuses expositions personnelles, comme : On ne fait pas ça, Massimo de Carlo Milan (2024) ;Experiences, Kunsthalle Marcel Duchamp, Cully (2023), Pour la planète, Palais Galerie, Neuchâtel (2023), Yakety Yak, Mrac Occitanie, Sérignan (2023) ; Again, Just Again, Rockbound Art Museum, Shanghai (2021) ; « It never ends », Carte Blanche to John M Armleder, KANAL, Centre Pompidou, Bruxelles (2020) ; CA.CA., Schirn Kunsthalle, Frankfurt (2019) ; Spoons, moons and masks, Aspen Art Museum, Aspen (2019), Quicksand II, MAMCO, Genève (2019) ; 360°, MADRE – Museo d’Arte Contemporanea Donnaregina, Naples (2018) ; Plus ça change, plus c’est la même chose, Museion, Bolzano (2018) ; Stockage, Instituto Svizzero di Roma (2017) ; À Rebours, La Salle de Bains, Lyon (2017). Son travail a également fait partie de nombreuses expositions collectives, notamment : Monotypes, Edition VFO, Kunsthalle Zürich, Zurich (2023) ; &, MAMCO, Genève (2022) ; Stop Painting, Fondazione Prada, Milan (2021) ; Ecart at Art Basel, MAMCO, Genève (2019) ; Medusa – Jewellery and Taboos, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Paris (2017). En 2024, le travail de John Armleder fera l’objet de plusieurs expositions personnelles et collectives : On ne fait pas ça, Massimo de Carlo Gallery, Milan ; Never-Nevermore, Lovay Fine Arts, Genève ; Renverser la tâche, Galerie Catherine Issert, Saint-Paul-de-Vence ; Transparents, Musée Barbier-Müller, Genève ; Galerie Elisabeth and Klaus Thomas, Innsbruck.Il est représenté par plusieurs galeries, comme : Massimo de Carlo Gallery, David Kordansky Gallery, Almine Rech Gallery, Galerie Mehdi Chouakri.Ses œuvres font partie des collections permanentes de nombreux musées, dont le Centre Pompidou, Paris ; le Museum of Modern Art, New York ; le Long Museum, Shanghai ; le Getty Research Institute, Los Angeles ; le Kunstmuseum Basel ; la Fondation Museion – Musée d’art moderne et contemporain, Bolzano ; et le Moderna Museet, Stockholm.
1 Quatre entretiens avec John Armleder”, “It Never Ends”, It Never Ends, John M Armleder & Guests, éd. Yann Chateigné Tytelman, KANAL – Centre Pompidou et Lenz, Bruxelles, 2024, p. 192 2 Ibid., p. 193 3 Véronique Bacchetta, extrait du communiqué de presse de l’exposition de John Armleder au CGGC/CEC qui a eu lieu du 11 juin au 18 juillet 1992. 4 “Point, virgule, point-virgule”, It Never Ends, John M Armleder & Guests, éd. Yann Chateigné Tytelman, KANAL – Centre Pompidou et Lenz, Bruxelles, 2024, p. 201 5op.cit. p. 192 6 Extrait d’une citation de John Armleder en exergue de la postface, Yves Goldstein, “It Never Ends (Postface)”, It Never Ends, John M Armleder & Guests, éd. Yann Chateigné Tytelman, KANAL – Centre Pompidou et Lenz, Bruxelles, 2024, p. 212.