Entrelacs
Victor Man invite Navid Nuur
Exposition du 18 mai au 15 septembre 2018
Vernissage le jeudi 17 mai 2018 de 18h à 21h (Vernissages communs du Quartier des Bains)
Pour son exposition au CEC, Victor Man invite Navid Nuur non pas pour réaliser une œuvre commune mais davantage pour créer un dialogue et souligner des liens de parenté entre leurs pratiques : leur usage de techniques traditionnelles et artisanales – aquarelles pour l’un céramiques pour l’autre -, leurs références communes à des matériaux à forte signification symbolique et poétique – minéraux, eau, feu – leurs parcours personnels et artistiques, mais aussi leur rapport à l’enfance, à la mémoire et peut-être à la nostalgie. Une manière partagée de revisiter des étapes initiatiques qui a rendu ce duo possible et naturel, qui proposera un accrochage en alternance des aquarelles de Victor Man et des céramiques de Navid Nuur.
Cette exposition en duo représente l’ultime étape de la collaboration que le CEC a engagé avec Victor Man dès 2014, qui avait débuté par l’édition d’un objet, un couteau de marin. Objet déjà présent dans certaines de ses peintures et significatifs des thématiques qui traversent son travail ; le corps morcelé, érotisé et fétichisé. On imagine en arrière plan de ses images quelques rituels mystérieux et ésotériques, dont émergent des indices symboliques : psychanalytiques ou même mystiques qui flirtent entre surréalisme, animisme et occultisme. Une atmosphère sombre, surréelle et fantasmagorique suggère une violence et une menace sous-jacentes accentuées par un style pictural à priori classique, souvent virtuose, qui intensifie la charge allégorique des sujets représentés ; des parties de corps, des visages blafards, des objets, des animaux ou des végétaux emblématiques: masques, têtes de mort, perles, gants, serpents, fleurs. Une tension soutenue se dégage des œuvres de Man à la fois par l’étrangeté des sujets et par l’évocation des situations, souvent nocturnes, closes, suggérant des scènes à la sexualité sophistiquée. Le sentiment d’inquiétude et la profondeur romantique, sensuels et érotiques, qui qualifient ses peintures, sont traités dans des couleurs sombres. Les noirs sont denses, se mêlent à des nuances de verts ou de bleus profonds, suggèrent de fonds marins et entrent en contraste avec des flash d’un blanc laiteux et incandescent. Les ombres portées sur les objets, les figures et les scènes d’intérieur traduisent un univers clos, hors temps. Ces scènes intimes sont traitées dans le détail, les personnages exposés en gros plan, la position des corps empêchée, les enveloppant d’une atmosphère énigmatique, d’un érotisme retenu et inquiétant qui évoque Man Ray, Pierre Klossowski, Meret Oppenheim ou Pierre Molinier. Par ailleurs, les références picturales évoquées par Man se situent davantage dans la période de la pré-renaissance et de la renaissance italienne. Il cite quelques peintures : La Flagellation du Christ de Pietro di Giovanni d’Ambrogio ou La Madona del Parto de Piero della Francesca. D’autres références plus littéraires et contemporaines peuvent être convoquées : Madame Edwarda de Georges Bataille, La nouvelle rêvée de Arthur Schnitzler ou encore Étant donnés ou La mariée mise à nu par ses célibataires, même de Marcel Duchamp, qui suggèrent une plongée plus fantasmatique où les objets – vêtements, accessoires ou mobiliers – convoquent les mystères du désir, des phantasmes, de la manipulation et de la peur. Ses peintures sont peuplées de figures ambigües, androgynes, au-delà des genres, mi-animales-mi-humaines, oscillant entre sacré et profane. Les sujets immergés comme dans une abîme d’où naissent des focus lumineux, incandescents et lunaires posés sur les corps, qui se répandent, liquides ou gazeux, qui semblent éclairer les sujets de l’intérieur. Ces jeux accentués entre ombres et lumières font disparaître la matérialité de la peinture. Une peinture des corps incarnés pour un traitement désincarné.
Si la peinture de Man semble plonger les corps dans des profondeurs denses et abyssales, cette métaphore maritime rappelle le couteau de marin que nous avons édité en 2014 et évoque la nouvelle série d’aquarelles qui sera présentée au CEC. Pour cette exposition Victor Man invite Navid Nuur, les deux artistes ayant découvert leurs préférences communes pour des matériaux naturels, symboliques et poétiques – eau, minéraux – qu’ils ont tous deux expérimenté récemment : l’aquarelle pour Man, la céramique pour Nuur.
Pour Victor Man le souvenir d’une première aquarelle réalisée enfant, reste comme un point nodal. Cette aquarelle initiale reste pour lui emblématique et idéale, l’expression d’une perfection toujours recherchée, jamais atteinte. Man essaye de saisir une forme mémorielle tirée de cette première œuvre, dans la matière aqueuse de la couleur, parfaite expression pour lui probablement d’une mystique de la peinture, du pouvoir magique de la transformation.
Quant à Navid Nuur, il a récemment entamé la production de plusieurs céramiques. La technique utilisée mêle des matériaux forts en composition minérale : l’argile, le sable, le sel, ou des cendres de palmiers et des coquillages trouvés sur des plages, auxquels Nuur ajoute des couleurs d’aquarelle, elles aussi minérales. Le tout est chauffé jusqu’à 1250 degrés, la température extrême nécessaire à la fabrication de céramique en grès ou Stoneware, littéralement « objet de pierre ». Ce mélange minéral et organique donne aux céramiques de Nuur à la fois un aspect brut, fossilisé, pierreux et par endroit une transparence liquide et immatérielle due à la vitrification. Ses céramiques contiennent une part de l’histoire de la technique et la force intrinsèque de la transformation de la matière.
Navid Nuur s’en remet à la modestie et au naturel des modes de fabrication, manuelle et artisanale : céramique, tissage, tapisserie, graphite sur papier… ou encore cette série de peintures récentes réalisée avec de la vitamine D mêlée à l’acrylique, une mixture qui invite elle aussi à une interprétation métaphorique: les rayons Ultraviolet favorisant la production de vitamines D et la minéralisation osseuse. D’autres peintures réalisées à l’Écoline, sorte d’encre-aquarelle liquide, que Nuur travaille à l’eau, durant 24 heures, en dripping. Ces coulures semblent teindre la toile de l’intérieur, masquant le procédé. Ces deux exemples de fabrication, entre techniques artisanales et bricolages, visibles ou plus secrets, rapprochent ses recherches sur les processus de modification à celles d’un alchimiste. Victor Man et Navid Nuur se rejoignent probablement autour de cette fascination pour la magie de la transformation, entre secret de production et pouvoir de la création.
Victor Man
Childhood Drawings for Rózsa
Livre d’artiste, offset, 16,2 × 23 cm, 128 pages, couleurs, couverture avec une jaquette, deux couleurs, reproduction de plusieurs carnets de dessins d’enfant et publication d’une lettre de Victor Man, « My dear Rózsa », anglais, 500 exemplaires. Graphisme : NORM, Zurich. Imprimeur : DZA Druckerei zu Altenburg, Altenburg. Edition du Centre d’édition contemporaine, Genève, 2018.
ISBN 978-2-9701174-7-6
Le livre d’artiste de Victor Man, Childhood Drawings for Rózsa, publié par le CEC, reproduit de courtes bandes dessinées réalisées enfant. Victor Man a procédé à plusieurs sélections et recadrages des pages de ses anciens carnets soigneusement conservés depuis son enfance, en collaboration avec Manuel Krebs, graphiste, du bureau NORM, Zurich. Sans être un parfait fac-similé, mais davantage une réinterprétation, une sorte de ready-made personnel, ce livre se présente sous la forme d’un magazine de bandes dessinées. Ces comics racontent les épopées de plusieurs héros ressemblant étrangement à Arthur, à Batman ou encore à Tarzan. En réalité, Victor Man réinventait ou reproduisait de mémoire les figures héroïques trouvées dans les très rares magazines occidentaux, les Pif Gadget ou autres journaux pour enfants, auxquels il ne pouvait avoir accès que sporadiquement et souvent « sous le manteau » dans la Roumanie encore communiste de la fin des années 1970 et du début des années 1980. Ses dessins et ses historiettes portent cette double naïveté, celle de l’enfance mais aussi celle du fantasme pour un univers mystérieux et inaccessible.