Caroline Schattling Villeval Carences et toute-puissance
Du 19 janvier au 1er mars 2024 Vernissage, jeudi 18 janvier 2024, de 18h à 21h (Rentrée des Bains)
Finissage, jeudi 29 février, de 18h à 20h Présentation de l’exposition par Caroline Schattling Villeval, 18h30
Au fond d’un lac quasi asséché, des grenouilles sont réunies autour d’une flaque d’eau. Leurs mouvements, au ralenti, presque imperceptibles, donnent vie à ce paysage désertique. Un chien entre dans le champ. Imposant, il déborde du cadre. Sa marche lance un mouvement panoramique.
Ainsi débute la vidéo de Caroline Schattling Villeval When a frog meets a dog, réalisée pour son exposition Carences et toute-puissance1. Cette nouvelle production s’inscrit dans la continuité de l’installation good boy (Hasch, Marseille, 2023) articulée autour du texte fictionnel Vie/Chienne, dans lequel est abordée la question de la domination en partant de l’interaction non consentie entre une personne et un chien à la langue baladeuse2. L’animal est à nouveau un des protagonistes de When a frog meets a dog, mais cette fois aux côtés de grenouilles.
Immense corps élancé au pelage doré, le chien animé par Caroline Schattling Villeval avance, menaçant. Il semble indifférent à tout, y compris aux amphibiens qui décident de se réunir pour stopper sa marche. Dressés en colonne, ils font masse devant cette manifestation de toute-puissance. Le contre-pouvoir, qui prend corps dans la force du groupe, est balayé d’un coup de patte. Il ne fait pas le poids. Échec cuisant : il pleut des grenouilles. Elles éclaboussent jusqu’à l’espace d’exposition, contaminent la salle. Le pouvoir absolu triomphe sur la force du collectif. Fin de l’histoire ? Dans When a frog meets a dog, les rapports de force s’exercent de manière sous-jacente à travers le processus technique. Un chien, des grenouilles, un bestiaire en modélisation 3D acheté en ligne comme on adopterait un animal : un acte de domination. Vient ensuite l’ordinateur. Loin de fonctionner de manière autonome, l’artiste tire les ficelles de ses pantins virtuels via un logiciel d’animation. Enfin, le chien, jamais entièrement visible, domine les grenouilles comme l’espace. Le chien, la première espèce animale domestiquée par l’Homme – son « meilleur ami » –, que Caroline Schattling Villeval a dressé pour entrer dans sa ronde. L’image tourne en boucle, mais qui mène la danse ? When a frog meets a dog estun tableau dans lequel les rapports de force se superposent en couches infinies.
Au cours de la rencontre entre le chien et les grenouilles, les corps se mêlent et s’entrechoquent. Objets de puissance, ils prennent ou tentent de prendre l’ascendant sur ceux qui les opposent. Dans la vidéo No, no no healthy trust, il est toujours question du corps, ici individuel et biologique. La thématique du pouvoir y est abordée à travers le sujet du bien-être. Chez Caroline Schattling Villeval, l’intérêt pour le care s’est manifesté par la découverte des mouvements féministes du self-help des années 1970, initiés en réponse à la domination masculine du système de santé, aussi bien que par des pratiques artistiques contemporaines autour de l’exploration de ces mêmes mouvements. En Europe, le Feminist Health Care Research Group, formé en 2015, à Berlin, par Julia Bonn, Alice Münch et Inga Zimprich, s’est inspiré du West German Health Movement pour créer des espaces de recherches collectifs autour de l’organisation d’expositions, de workshops ou la rédaction des zines, dans l’idée de penser et construire un système de santé radical. L’éducation des individus s’articule autour, notamment, de pratiques DIY dans un contexte communautaire à travers un processus d’empowerment, en vue de proposer une alternative collective au système de santé dominant.
Dans la vidéo No, no no healthy trust, une petite plante verte s’agite dans une transe saccadée. Est-ce le résultat de la consommation de drogues dans un univers festif ou celle de compléments alimentaires pour booster son énergie au quotidien ? Qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre, le spectre de l’économie néolibérale semble planer. Les personnages de Caroline Schattling Villeval sont souvent décalés, submergés par un monde qui déborde de possibilités pour aller bien, toujours mieux. Iels sont en quête perpétuelle du bien-être, s’interrogent sur le bonheur. Le bonheur, formulé en 1998 par Martin Seligman, co-fondateur de la psychologie positive aux côtés de Mihaly Csikszentmihalyi, suivant une logique hyperindividualiste : être heureux.se.x dépendrait de notre volonté à entreprendre des actions importantes afin de construire un état de béatitude durable. Une aubaine pour le capitalisme ! Portée par le slogan good vibes only, l’industrie du wellness prend son essor au début des années 2000 : le bonheur s’achète. Yoga, pilate, régimes, cures detox, miracle morning, soins de beauté, méditation, développement personnel, retraites spirituelles : autant de pratiques qui garantissent une meilleure vie, qui évoluent au rythme de l’offre et de la demande, qui norment les corps et les esprits, tout en les détachant de l’engagement collectif. La santé ne se limite plus à lutter contre les maladies, mais à être plus performant.x.es, à s’auto-optimiser, à compenser d’hypothétiques carences3. Pour son propre intérêt ?
Dernières convulsions : overdose de wellness. Il ne reste plus de la petite plante de No, no no healthy trust qu’un squelette de verre, comme une relique. Une épingle à nourrice et des chaînes servent à suturer les plaies de ce corps blessé. Les restes d’une vie à la recherche du bonheur.
Christine Glassey
1. Parallèlement à son exposition au Centre d’édition contemporaine, Caroline Schattling Villeval présente StéréoMimicry à la Salle Crosnier, Palais de l’Athénée, du 12 janvier au 10 février 2024. 2. Vie/Chienne a été rédigé par Caroline Schattling Villeval en 2023. Le texte est à paraitre dans [SWISS] Weird & Magic #1 aux éditions Clinamen. 3. Selon le Constitution de l’OMS entrée en vigueur en 1948, « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. »
Née en 1995 à Zürich, Caroline Schattling Villeval vit et travaille à Genève. Son travail a été exposé dans divers espaces en Suisse ainsi qu’à l’étranger dans le cadre d’expositions personnelles, comme : StéréoMimicry, Salle Crosnier, Genève (12.01–10.02.2024) ; good boy, Hasch, Marseille (2023) ; No firing, avec Paul Paillet, Espace 3353, Carouge (2021) ; Chiara Chiara Chiara, Zabriskie Point, Genève (2020) ; Being fucked, Lokal-int, Bienne (2020). Elle a également participé à plusieurs expositions collectives, notamment : Basel Social Club avec Joyfully waiting, Bâle (2023) ; MINIMIRACLES, Sonnenstube, Lugano (2023) ; Bourses déliées – Arts Visuels, Halle Nord, Genève (2022); Prix Kiefer Hablitzel, Art Basel, Bâle (2022) Esprit d’Escalier, avec Paul Paillet, Centre d’édition contemporaine, Genève (2022) ; Plaisirs Minuit, Forde dans le cadre du Fesse-tival, Genève (2022) ; Peeping through the looking glass, Set Space, Londres (2021) ; Fotoromanza, Le Commun, Genève (2021) ; Silicon Malley, Prilly (2020) ; Weaving home, Limbo Space, Genève (2020).
L’exposition de Caroline Schattling Villeval est réalisée avec le soutien du Fonds cantonal d’art contemporain, DCS, Genève, et de l’Office fédérale de la culture, de la République et canton de Genève.